Heinrich Maria Ledig est né le 12 mars 1908 à Leipzig où sa mère, Maria Ledig, était une comédienne très en vogue, et où son père, Ernst Rowohlt, venait un an plus tôt de fonder sa première maison d’édition. Maria Ledig ne voulait pas se marier, Heinrich vécut donc avec elle, pour autant que les engagements de sa mère au théâtre le permettaient. Il passa une grande partie de son enfance dans la famille d’un éclairagiste du théâtre. Entre 1914 et 1918, ses années d'école primaire, il vécut dans la maison de sa grand-mère à Leipzig, puis rentra comme interne dans un pensionnat aux environs de Berlin où jouait sa mère.

Mais l’aventurier qui était en lui le poussait à la recherche de pays lointains. Rien ne lui paraissait plus attrayant que de travailler comme libraire sur un paquebot. La marine le refusa. Comme il était fou de livres, il fit trois ans d’apprentissage chez un libraire de Berlin. Ce n’est qu’en 1930, il était alors lui-même devenu libraire à Cologne, qu’il apprit de la bouche de sa mère qui était son père.

Grâce à Ernst Rowohlt, il partit à Londres travailler neuf mois chez Foyles, le célèbre libraire. Il découvrit à Londres son goût pour les vêtements anglais et se familiarisa avec la langue anglaise et sa littérature dont il deviendrait plus tard le grand éditeur.
Au printemps 1931, Ledig retourna à Berlin rejoindre la maison d’édition de son père comme assistant. Le père et le fils ne voulaient pas que leur lien soit révélé, même si le “secret “ avait rapidement été éventé. Ils jouèrent le jeu des années durant au milieu des employés tantôt amusés, tantôt inquiets. Ce n’est qu’à la fin des années quarante que Ledig fut reconnu et apprécié comme le fils de l’éditeur, et qu’il ajouta le nom de son père au sien.

Les turbulences politiques et économiques du début des années trente n’épargnèrent pas la maison d’édition, mais l’éditeur était toujours en quête de nouveaux associés pour ce qu’il entreprenait. Heinz Ledig, comme on l’appelait, fut d’abord chargé des ventes puis des relations avec la presse. Dès le milieu des années trente, il s’impliqua dans l’adaptation cinématographique de livres publiés par Rowohlt, un domaine tout neuf à l’époque.

Il s’occupait aussi de deux auteurs américains, Sinclair Lewis et Ernest Hemingway, amenés tous deux par son père, et de Faulkner, le premier auteur qu’il amena, lui. Il allait s’attacher particulièrement à Thomas Wolfe, dont Rowohlt publia les œuvres complètes et qui passa plusieurs semaines à Berlin l’été, en 1935 et 1936. Apparemment apolitique, Wolfe était la dernière carte à jouer de la part d’une maison d’édition déjà sous la pression croissante des Nazis. Aux yeux de Ledig, Thomas Wolfe incarnait le poète en quête d’un langage capable de tout exprimer du monde et de la vie. Wolfe de son côté voyait Ledig comme un fou de livres, un amoureux de la littérature, qui éprouvait plein de mépris pour les nazis, de la haine même pour leur régime de terreur. Il donna au personnage de Franz Heilig, dans son roman You can’t go home again *, les traits de Ledig, sans imaginer les conséquences qu’aurait cette transposition dans la vie future de Ledig.

La montée du nazisme ne pouvait plus être endiguée, et à la suite de la Nuit des Longs Couteaux, le 8 novembre 1938, Ernst Rowohlt prit la décision d’émigrer en Amérique du Sud. Les éditions Rowohlt fusionnèrent avec la Deutsche Verlangsanstalt de Stuttgart et Ledig fut nommé directeur. Il ne put éditer que quelques livres, et en juin 1941 il fut enrôlé  dans la Wehrmacht. Gravement blessé en 42, il fit de longs séjours dans les hôpitaux militaires et en 1943 la maison Rowohlt fut fermée. Ledig vécut jusqu’à la fin de la guerre à Stuttgart, où il demanda l’autorisation de rouvrir une maison d’édition l’automne 45.

Le 9 novembre, Heinrich Maria Ledig qui fut un des premiers éditeurs allemands à obtenir ce droit, reçut l’autorisation de  rouvrir la maison Rowohlt, tout d’abord uniquement dans la zone occupée américaine. Un officier américain, en fait un antiquaire autrichien émigré, signa le document : il avait reconnu en Ledig, Franz Heilig, le personnage du roman de Wolfe.

Ledig poursuivit le programme éditorial de la maison Rowohlt à Stuttgart avec un nouvel élan. Le manque de fournitures après guerre lui donna l’idée d’imprimer ses livres sur papier journal, au format journal. Ces romans sortis de rotatives de presse, les “Rowohlt Rotations Romane”, ramenèrent en Allemagne la littérature mondiale que les Nazis avaient bannie. Ce fut un succès spectaculaire, les premiers livres de poche vendus en Allemagne. Tout au long des années 50, Rororo fut le nom même des livres de poche en Allemagne et ils assurèrent  la position grandissante de la maison Rowohlt dans le paysage éditorial.

Ernst Rowohlt, rentré à Berlin dès la fin de l’année 1940, se retrouva à Hambourg à la fin de la guerre. C’est là qu’il obtint le droit de monter une maison d’édition Rowohlt dans la zone occupée anglaise en mars 46.

En 1950, les deux maisons fusionnèrent à Hambourg. Les éditions de poche conçues par Heinrich Maria Ledig, les ouvrages d'actualité sur la science et la culture, aussi bien que la renommée extraordinaire des auteurs publiés (Ernest Hemingway fut prix Nobel de littérature en 1954) firent de Rowohlt une des maisons les plus florissantes de l’après-guerre. Père et fils travaillèrent ensemble, jusqu’à ce que la maladie obligea Ernst Rowohlt à se retirer de la vie active.

Au milieu des années 50, Ledig fit la connaissance de Jane Scatcherd, mais ils ne se marièrent qu’en 1961.

Après la mort d’Ernst Rowohlt en 1961, Ledig prit seul les rênes de la maison d'édition. A travers les turbulentes années soixante et soixante-dix, il fut un éditeur qui cultivait la tradition littéraire de la maison Rowohlt tout en étant réceptif aux nouvelles tendances. Lui-même traducteur littéraire, et auteur de deux livres, Souvenirs d’un été à Berlin et Hommage à Thomas Wolfe, il était considéré comme l’ami des écrivains. Pour assurer la croissance de la maison, il chercha dès 1971 à s’entourer d’associés capables de prendre la relève après sa retraite, en 1983.

Toutefois il ne perdit jamais le contact avec le monde littéraire. Depuis le château de Lavigny, que Jane et lui achetèrent en 1970, il voyagea dans le monde entier pour assister à la promotion de ses auteurs, à des conférences, à des fêtes. Il célébra le centenaire de la naissance d’Ernst Rowohlt et de Kurt Wolff à Marbach, aux Archives littéraires allemandes.

Il devint une légende de son vivant, célèbre pour son amour de la littérature, ses parties de ping-pong avec Henry Miller, ses cravates roses et chaussettes assorties, ses culbutes qu’il avait l’habitude d’exécuter depuis sa jeunesse aux moments les plus incongrus. Ce qui explique aussi  le titre de ses Mélanges publiés à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, Culbutes.

Le voyage qui allait être le dernier, il le fit pour une conférence internationale d’éditeurs en Inde, où il attrapa une pneumonie. Une dernière photo le montre devant le Taj Mahal, un bras autour de Jane et l’autre autour de l’éditrice italienne, d’origine allemande, Inge Feltrinelli. HMLR mourut le 27 février 1992, là où la terre semble le plus près du ciel, dans ces climats lointains dont il a pu rêver durant ses promenades, enfant, dans le Wildgehege, le zoo de Leipzig, à un jet de pierre de la maison de sa mère.


Michael Kellner


* Traduit sous le titre de L'ange banni, éditions L'Age d'Homme, Lausanne, 1985